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15 octobre 1987: Les victimes oubliées


Emmanuel Bationo, Noufou Sawadogo, Frédéric Kiemdé. Ces noms ne vous disent certainement pas grand-chose. Pourtant, leurs tombes figuraient, comme celles de neuf autres, aux côtés de celle de Thomas Sankara au cimetière de Dagnoën, victimes eux aussi de la fusillade du Conseil de l’entente. 30 ans après le drame, nous avons voulu rencontrer les familles des « victimes oubliées » du 15 octobre 1987, parce que mortes le même jour qu’une icône. Pour des raisons d’emploi du temps ou en raison de refus, nous n’avons pu entrer en contact qu’avec deux d’entre elles : les familles Guem et Saba. Le soldat de 1re classe Abdoulaye Guem était l’un des chauffeurs du père de la Révolution burkinabè. Il a laissé derrière lui 5 enfants et une veuve ; quant à l’adjudant Christophe Saba, il occupait le poste de secrétaire permanent du CNR et était père d’autant de gosses qu’Abdoulaye Guem.
Il est l’heure de la sieste le mardi 10 octobre à Nabi Yaar dans le quartier Dagnoën, à Ouagadougou. Le premier autochtone rencontré nous indique sans hésiter le domicile d’Abdoulaye Guem, disparu pourtant il y a trente ans. A première vue, la cour à l’air vide cet après-midi. Après que nous avons effectué quelques tapes sur les paumes comme on fait en pareille situation pour signaler sa présence, une dame, la soixantaine, sort d’une des maisons de la cour. Elle est méfiante, s’avance prudemment et nous tend la main tout en restant derrière la muraille qui entoure sa terrasse. Elle se présente comme étant Assèta Bagayoko, veuve d’Abdoulaye Guem, avec qui elle a eu cinq enfants dont le dernier est né en 1982. « Je suis fatiguée, je ne vais plus parler », rétorque-t-elle après que nous avons décliné l’objet de notre visite. L’unique interview qu’elle a accordée, c’était déjà à L’Observateur Paalga en 2007. Depuis, l’épouse du chauffeur de Sankara est retombée dans le mutisme. A 68 ans et « malade », elle veut mettre une croix sur le carnage du 15 octobre 87 et attend patiemment son heure : « J’ai prié, j’ai confié tout à Dieu. Je vais bientôt les rejoindre. Et vous ne pouvez rien faire pour moi ». Sur notre insistance, elle accepte néanmoins de nous fournir l’adresse de sa fille aînée. Alors que nous nous éloignons, une voix, celle de la veuve Guem, lance depuis le salon : « La patrie ou la mort… » Ce à quoi nous nous sentons dans l’obligation de répondre : « Nous vaincrons ». « Je suis restée une révolutionnaire », nous avait-elle signifié auparavant.
A bientôt 50 ans, Mamounata Belem/Guem est loin de la gamine à la frimousse attendrissante que son père entoure de ses bras sur une vielle photo qu’elle nous montre. Elle est aujourd’hui mère de trois enfants avec qui elle n’évoque jamais la disparition tragique de leur grand-père. Cette histoire, ils l’ont apprise à la télévision.
Entourée de son époux et d’une de ses filles, Mamounata Belem s’excuse de n’avoir pas eu suffisamment de temps pour rassembler tous les souvenirs qu’elle a sur le jour où elle a perdu son père dans des circonstances encore inexpliquées. Elle était en cours, en classe de 5e, cet après-midi du 15 octobre. La leçon du jour avait été interrompue par des coups de feu provenant de la zone du Conseil de l’entente. Elle avait 19 ans à l’époque et n’imaginait pas à ce moment qu’une des balles venait de faucher mortellement son paternel. Le soir, le soldat de 1re classe Abdoulaye Guem ne rentrera pas chez lui sans que cela inquiète outre mesure sa famille au vu de sa profession.
Le lendemain matin, une foule se dirigeait vers le cimetière de Dagnoën. La rumeur courait que des personnes y avaient été enterrées après la fusillade de la veille. Mamounata se joint à la procession, sans s’imaginer ce qu’elle allait y découvrir. Dans la nécropole, des curieux s’étaient massés autour de 13 monticules de terre, des tombes fraîchement creusées la nuit. Posées sur chacune d’elles, des feuilles volantes sur lesquelles étaient inscrits des noms dont celui d’Abdoulaye Guem. La terre s’est à ce moment dérobée sous les pieds de la jeune fille qui retourne en pleurs à la maison pour raconter à sa mère ce qu’elle venait de voir. Mais celle-ci se refusait à croire que son époux se trouvât parmi les victimes. Elle envoya sa fille au Conseil de l’entente à la recherche de son père. Là, on prétendit qu’il était sorti avec « Madame » sans plus de précision. Elle reviendra faire le compte rendu à sa mère qui la renverra aussitôt d’où elle revenait. Cette fois, on lui sert une autre version : « Son père était tout simplement sorti et n’était pas encore revenu ».
Les heures passent et il a fallu se résoudre à accepter l’évidence : Abdoulaye Guem ne rentrera plus à la maison. Il repose à jamais aux côtés de son patron au cimetière de Dagnoën. Jusqu’en 2005, la veuve et chaque enfant percevaient régulièrement une indemnisation pour ce crime. Mais cet argent n’a jamais compensé la disparition du chef de famille. Les enfants ont dû écourter leurs études, notamment parce que leur mère n’arrivait pas à payer leur scolarité. 30 ans après son assassinat, sa famille est aujourd’hui éparpillée. Seul un de ses fils est resté dans le domicile familial avec sa mère, deux autres sont allés à l’aventure en Europe. Mamounata, elle, suit avec un autre de ses frères le dossier judiciaire. Elle affirme aujourd’hui être lassée par toutes ces promesses de justice restées sans suite. Une chose est sûre pour elle comme pour toutes les familles victimes : il n’est pas question d’inhumer les restes exhumés en mai 2015 sans que justice soit rendue.
L’époux de Mamounata Guem, Amadé Belem, connaissait très bien son futur beau-père. A l’époque, cet policier à la retraite était affecté à l’escorte du directeur général de la Sûreté. Il fréquentait Abdoulaye Guem lors des tournées du camarade président à l’intérieur du pays. « Il était un homme discret qui parlait très peu », se souvient-il. Quelques jours avant le 15 octobre, Amadé Belem assure qu’au niveau des grandes oreilles du pays, on entendait des bruits de bottes sans savoir exactement ce qui allait se passer. Un communiqué lu à la radio le soir du 15 octobre allait éclairer les lanternes : un complot sanglant se préparait.

Source l’observateur

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