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Comment le Burkina Faso a été épargné du terrorisme sous Blaise Compaoré: les confidences d’« Ibrahim 10 », djihadiste au Sahel


Sur la Toile, il n’existe qu’une seule photo de lui. Un de ces clichés blafards d’interpellation pris à la va-vite, dos au mur, entre sueur et torpeur. Sur cette image, il apparaît le visage bouffi, le regard las, vêtu d’un tee-shirt sale. Son nom, Fawaz Ould Ahmed, ne dira sans doute rien aux néophytes. Pas sûr non plus qu’il évoque grand-chose aux spécialistes du contre-terrorisme hexagonal.

Mais les experts de la bande sahélo-saharienne (BSS) savent, eux, que l’arrestation au Mali de ce djihadiste mauritanien, il y a presque trois ans, fut une sacrée prise de guerre. Ils tiennent là un témoin rare – et fiable – de ce qu’est devenu, en quelques années, le djihadisme le long de cet immense arc de brousse et de sable reliant la Libye à l’Afrique de l’Ouest : une véritable « industrie de la misère ».

Alors que l’un des fondateurs d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), l’Algérien Djamel Okacha, a été tué par l’armée française, le 21 février, il existe aujourd’hui plein de Fawaz Ould Ahmed – alias « Ibrahim 10 », son nom de guerre – dans l’enfer illisible de la « BSS ».

Au moins six groupes aux alliances mouvantes, forts d’environ 2 000 combattants, sont engagés dans une entreprise multiforme de déstabilisation de cette zone. Sur la carte du terrorisme mondial, le Sahel est la seule terre de djihad où Al-Qaida et l’organisation Etat islamique (EI) sont alliées face à un ennemi commun, en l’occurrence les forces militaires françaises et africaines réunies sous les bannières de l’opération « Barkhane » et du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad).

Or, à 40 ans, « Ibrahim 10 » est un vétéran de cette guerre-là, un habitué du combat en zone désertique. C’est surtout un ex-haut cadre de l’organisation Al-Mourabitoune, un groupuscule actuellement replié sur le plateau de Timétrine, dans le nord-est du Mali, où sa centaine de combattants vivotent dans des campements de trois ou quatre véhicules, en adoptant les codes nomades pour ne pas se faire repérer.

Al-Mourabitoune a beau être sur le déclin, il demeure un des bras armés d’AQMI, déclinaison locale de sa maison mère. Fin 2016, ses membres ont encore enlevé Sophie Pétronin, dernière otage française détenue dans le monde. Une partie du groupuscule est par ailleurs exilée en Libye, où elle garde la mainmise sur les routes du trafic d’armes.

Une vie entre famille, désert et djihad

La particularité d’« Ibrahim 10 » est de s’être montré très prolixe, lors des interrogatoires menés par la police malienne, à Bamako, sur son expérience personnelle dans le milieu du terrorisme. Des confidences d’autant plus précieuses qu’elles racontent en creux une vie improbable entre désert, famille et djihad international, une sorte de terrorisme à mi-temps, se jouant de la porosité des frontières africaines, et partiellement motivé par l’appât du gain.

Officiellement, Fawaz Ould Ahmed était commerçant. Il était marié, père d’un enfant, et passait beaucoup de temps sur les routes, en déplacement professionnel. Personne ne se méfiait de cet homme à la carrure empâtée et aux faux airs ballots.

« Ma femme [de nationalité ivoirienne] ne connaissait pas mes activités », a-t-il confessé devant les enquêteurs. Ceux-ci sont remontés à lui au détour d’une vague d’interpellations, un mois après l’attentat de la plage de Grand-Bassam, en Côte d’Ivoire, le 13 mars 2016.

Ce jour-là, trois jeunes assaillants armés de kalachnikovs et de grenades ouvrent le feu, en plein après-midi, au milieu des transats, des palmiers et des paillotes. Bilan : vingt-deux morts, dont quatre expatriés français âgés de 53 à 78 ans. Parmi eux, un ingénieur en fibre optique, un ancien militaire et un ex-nageur de combat. Comme les victimes ivoiriennes, ils n’ont rien vu venir.

Des soldats ivoiriens surveillent la plage de Grand Bassam après l’attentat du 13 mars 2016.Des soldats ivoiriens surveillent la plage de Grand Bassam après l’attentat du 13 mars 2016.

Ce carnage a marqué un tournant dans un pays jusque-là épargné par le terrorisme. Mais depuis, comme souvent lors d’attentats en Afrique, les noms de Jean Charpentier, Jean-Pierre Arnaud, Franck Hamel et Frédéric Lambert se sont perdus dans une enquête sans issue en raison des moyens dérisoires de la police et de la justice locales.

« Ibrahim 10 » a été, de 2007 à 2016, très proche de l’Algérien Mokhtar Belmokhtar, considéré comme l’un des importateurs du djihadisme en Afrique

« Ibrahim 10 », lui, a été entendu par la justice française début 2018, dans le cadre d’une procédure connexe : un attentat datant de mars 2015, contre un restaurant de Bamako – La Terrasse – ayant fait six morts, dont un Français de 31 ans, Fabien Guyomard. Les liens entre les deux opérations terroristes sont apparus si étroits aux enquêteurs que le témoignage d’« Ibrahim 10 » – plus de quatre-vingts pages que Le Monde a pu consulter – a fini par être versé récemment au dossier de Grand-Bassam.

L’attaque de la plage ivoirienne a été revendiquée par AQMI, mais c’est à sa filiale Al-Mourabitoune qu’en a été attribuée la mise en œuvre. L’organisation a aussi revendiqué l’attentat de La Terrasse. Or, on sait désormais qu’« Ibrahim 10 » a été, de 2007 à 2016, très proche du fondateur d’Al-Mourabitoune, l’Algérien Mokhtar Belmokhtar, un terroriste considéré comme l’un des premiers importateurs du djihadisme en Afrique, le « père » de nombreuses méthodes de terreur désormais déployées à grande échelle. Au fil du temps, le si tranquille commerçant mauritanien est devenu un des principaux adjoints de ce vétéran d’Afghanistan, né en 1972, connu pour son visage émacié à l’œil borgne.

La stratégie d’Al-Mourabitoune ? « Viser les Blancs », comme l’a avoué sans ambages « Ibrahim 10 », mais aussi s’en prendre à tous les Etats africains accusés d’apporter leur soutien à la France dans la guerre menée au Mali depuis 2014 contre la mouvance djihadiste.

Spécialité du groupe terroriste : « Frapper systématiquement le cœur du pays » (capitales, intérêts économiques) et s’attaquer aux lieux fréquentés par les touristes ou les Occidentaux. « Sachant que les plus grandes communautés d’expatriés français en Afrique se trouvent en Afrique de l’Ouest, Mokhtar Belmokhtar est quasiment sûr de tuer un ou plusieurs Français lors de ses attaques », résumait, en 2016, une note de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

Rencontre déterminante avec « le Vieux »

Fawaz Ould Ahmed n’a pas toujours été « Ibrahim 10 ». Avant de devenir terroriste, ce fils de commerçant n’a longtemps été, comme beaucoup, qu’un jeune isolé en quête de sens. Il a 20 ans quand il commence à s’intéresser à la religion. En 1999, il travaille au Maroc après avoir quitté le sable pauvre de Nouakchott, la capitale mauritanienne. « Je ne fréquentais pas les endroits où il pouvait y avoir du vin ou des paroles malsaines », dit-il.

Sa radicalisation démarre après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. « J’ai commencé à me renseigner (…) pour savoir si Dieu nous ordonnait cela. » Reprochant au Maroc de devenir « trop moderne », il rentre en Mauritanie en 2004. Alors que la guerre fait rage en Irak, il est aussi séduit un temps par l’idée de partir combattre les Américains.

Le cœur de métier de son chef, ce sont les prises d’otages. Il raconte aux enquêteurs : « “Le Vieux” m’a fait savoir qu’il voulait m’envoyer (…). J’ai dit que j’étais prêt »

L’envie définitive de s’engager dans le combat armé lui vient en 2007, à la suite de sa rencontre, par l’intermédiaire d’un compatriote, avec l’Algérien Mokhtar Belmokhtar. « Le Vieux », comme il l’appelle, est alors installé dans le désert, au Mali voisin, près de Tombouctou. Il dirige une petite katiba (« bataillon »), baptisée « Al-Moulathamine » (« les enturbannés »), mais jouit déjà d’une forte aura.

Depuis toujours, il est un de ceux qui maîtrisent le mieux le nerf du combat djihadiste : l’argent. C’est grâce à ses talents de contrebandier et au prélèvement de droits de passage sur divers trafics (armes, haschisch, migrants) qu’il a bâti sa réputation. D’abord fournisseur d’armes pour le Groupe islamique armé en Algérie, il est, à partir du milieu des années 2000, le grand financeur de la montée en puissance d’AQMI.

Fawaz Ould Ahmed, bientôt surnommé « Ibrahim 10 », y trouve son compte. La rudesse des entraînements et le quotidien de simple combattant dans le désert sont, en réalité, presque plus enviables que la vie de travailleur noir émigré au Maghreb. Sa première opération sera l’attaque d’un convoi des douanes mauritaniennes chargé de 100 000 euros. « C’est de là que je me suis fait remarquer », raconte-t-il. Mais le cœur de métier de son chef, Mokhtar Belmokhtar, ce sont les prises d’otages. « Ibrahim 10 » commencera avec deux diplomates canadiens, au Niger, en décembre 2008. Il a alors 30 ans et raconte aux enquêteurs : « Le Vieux m’a fait savoir qu’il voulait m’envoyer (…). J’ai dit que j’étais prêt. »

Le jeune fidèle devient rapidement un logisticien hors pair. Il apprend à éviter les « coupeurs de route », ces bandes armées spécialisées dans les agressions d’automobilistes, découvre comment échapper aux pannes de carburant en se faisant jeter discrètement des bidons sur les talus, via un savant réseau de relais locaux prévenus par textos. Il s’enhardit aussi en conduite : « Il ne fallait jamais passer deux fois au même endroit et où les traces de pneu pouvaient rester longtemps », se souvient-il.

Pour le reste, « le Vieux » se charge de tout. La nourriture vient de Gao, au Mali, ou d’Algérie. Les réserves permettent de tenir un mois à chaque fois. Les véhicules eux, sont « toujours neufs, à essence et couleur sable », achetés en Algérie, au Niger, en Libye, voire à Dubaï, aux Emirats arabes unis. Les motos sont chinoises.

Négociateur avec le Burkina Faso

Mokhtar Belmokhtar donne alors à ses troupes des consignes strictes en matière d’enlèvement : « Ne jamais ramener un Français. » Les raisons sont géopolitiques. A cette époque, le chef terroriste bénéficie de la protection implicite du Mali. Ce pays est sa base, pas son terrain de combat. Hors de question, dans ces conditions, de toucher à ce sanctuaire, « pour ne pas gêner ATT », autrement dit le président malien, Amadou Toumani Touré. Ce dernier, protégé par Paris, règne en maître sur son pays depuis 2002. C’est sa chute, en 2012, lors d’un coup d’Etat, qui fera plonger le Mali dans le gigantesque champ de bataille actuel.

« Ibrahim 10 »  décrit ses voyages les poches pleines d’argent – jusqu’à « 5 millions d’euros » pour une otage espagnole

Un autre pays de la région, le Burkina Faso, tente aussi de s’épargner les foudres djihadistes en jouant les intermédiaires dans les libérations d’otages de toutes les nationalités.

Cette fois encore, « Ibrahim 10 » est aux premières loges. En ces années 2008-2009, « le Vieux » l’a fait monter en grade et désigné comme émissaire pour ce qu’il appelle « le va-et-vient » avec les Burkinabés. Les tractations en vue de la libération d’otages se font surtout avec Moustapha Chafi, conseiller de l’ombre du président Blaise Compaoré, un autre leader africain ayant dirigé son pays d’une main de fer de 1987 à 2014, avant d’être renversé par un soulèvement populaire. « Un pacte avait été signé avec le BurkinaMais c’était un pacte temporaire… », explique l’ex cadre d’Al-Mourabitoune. Depuis, le pays a basculé à son tour dans l’enfer terroriste.

Pas peu fier, le djihadiste détaille devant les enquêteurs les coulisses de ces négociations au parfum de jeu dangereux. Il décrit ses voyages les poches pleines d’argent – jusqu’à « 5 millions d’euros » pour une otage espagnole –, raconte également ses allers-retours en hélicoptère, financés par les autorités de Ouagadougou, quand les pluies diluviennes rendaient les routes impraticables.

Il décrit les transferts de « frères » libérés discrètement de prison quand le troc ne se faisait pas en monnaie sonnante et trébuchante. Il ne boude pas non plus son plaisir lorsque, gracieusement hébergé dans la capitale burkinabée, il peut en toute tranquillité faire les achats nécessaires au maquis : caméra, ordinateur, carte mémoire… Entre deux opérations, il n’avait, selon lui, que deux consignes : « Faire les prières » et « changer souvent de position ».

Echec lors d’un enlèvement

La clémence vis-à-vis des Français prend fin en janvier 2011, avec l’enlèvement d’Antoine de Leocour et Vincent Delory, au Niger. « Ibrahim 10 » est initialement chargé de négocier la libération de cet ingénieur et de cet humanitaire, tous deux âgés de 25 ans. « Avec Nicolas Sarkozy au pouvoir », « le Vieux » était « sûr de pouvoir faire libérer des frères »en échange, dit-il. Mais le rapt tourne au drame alors que l’armée française prend le convoi en chasse. Les deux Français sont tués dans l’embuscade : l’un par balle, par les djihadistes ; l’autre dans des circonstances plus troubles. Son corps est retrouvé calciné dans le véhicule.

Depuis le début, sa famille est convaincue qu’une bavure a été commise par l’armée. Les documents sur cette opération n’ont jamais été déclassifiés. Dans son audition, le terroriste mauritanien livre sa version des faits. Selon lui, il y aurait d’abord eu un accrochage avec les forces nigériennes. Deux djihadistes auraient ensuite été tués par les militaires français. Puis « les Français ont lancé un missile sur la voiture qui a tué un des otages ». Un des « frères » aurait alors « tué l’autre otage, car l’opération avait foiré ».« Avec cette affaire, le Vieux m’a dit qu’il ne m’enverrait plus faire des opérations »

Sa mise au ban dure peu de temps. Lorsque les équilibres djihadistes sont chamboulés par la chute du régime malien, en 2012, il est de nouveau missionné tous azimuts. C’est à peine s’il a le temps d’effectuer un aller-retour à Abidjan pour la naissance de son fils, un heureux événement que son organisation récompense par 1 500 euros.

Pour Mokhtar Belmokhtar, le temps presse ; il entend bien profiter de l’instabilité ambiante au Mali pour s’imposer. Depuis la fin de 2011, AQMI l’a mis à l’écart en raison de divergences internes. Il tente donc un coup d’éclat pour s’attirer encore les grâces de l’organisation terroriste : ce sera la prise d’otages du site gazier d’In Amenas, en Algérie (quarante morts), en janvier 2013.

Une vue par satellite du site gazier d’In Amenas, en Algérie, le 18 janvier 2013.Une vue par satellite du site gazier d’In Amenas, en Algérie, le 18 janvier 2013.

A en croire « Ibrahim 10 », un « bédouin » ayant livré des renseignements utiles aurait touché « 200 000 euros » pour l’opération.

« Ses petits » vont au front

En août 2013, Mokhtar Belmokhtar rebaptise son groupe Al-Mourabitoune (« les Almoravides »), en référence à la dynastie berbère ayant conquis l’Espagne aux XIe et XIIe siècles. Et tant pis si les rêves de grandeur sont écourtés par l’opération militaire française « Serval », lancée quelques mois plus tôt, contraignant rapidement les troupes à se « disperser ». « Ibrahim 10 » évoque un retour temporaire à la clandestinité et aux affres de la vie précaire : isolement, crises de paludisme. « Une fois, j’ai fait douze heures de coma », raconte-t-il. Le terroriste est arrêté peu après par la Direction de la surveillance du territoire ivoirienne pour détention d’armes. Mais, très coopératif, il est libéré sans procès après dix mois de détention…

Les photos de gamins diffusées par AQMI pour la revendication d’un attentat montrent des visages juvéniles et des uniformes trop grands pour eux

Al-Mourabitoune va alors se refaire depuis la Libye, où « le Vieux » a trouvé refuge. De cette base arrière, le groupe est moins dans le viseur de l’opération « Barkhane » (relais de « Serval » , en août 2014). La priorité des militaires français est une autre franchise d’AQMI, Ansar Eddine, qui s’est lancée dans une conquête territoriale du Mali.

Dès lors, Al-Mourabitoune va développer une nouvelle spécialité : les attaques « longue distance » avec des assaillants très jeunes – de 16 à 20 ans –, peu entraînés et recrutés moins sur des fondements religieux qu’en raison de leur besoin de revanche ethnique ou sociale. La première attaque de ce type sera l’attentat contre La Terrasse, à Bamako, en 2015, dont « Ibrahim 10 » a reconnu être l’auteur.

C’est la dernière fois que le djihadiste prend lui-même les armes. Dorénavant, ce sont ses « petits », comme il appelle ses jeunes recrues, qui iront au front. Pour l’attaque de Grand- Bassam, le commando est composé de deux jeunes Peuls et d’un Songhaï du Mali. Des gamins dont les photos diffusées par AQMI sur Twitter, lors de la revendication, montrent les visages juvéniles et les uniformes militaires trop grands pour eux. Un mois plus tard, « Ibrahim 10 » est arrêté avec deux autres garçons de 17 ans qui lui servaient de petites mains : des pêcheurs maliens illettrés, brièvement passés par une école coranique. Interrogés sur leurs motivations, ils décrivent maladroitement un mélange d’appât du gain et de sentiment d’obligé, avant de signer leurs procès-verbaux d’une simple croix.

L’appât du gain

Le premier confie avoir été démarché lors d’un « mariage » par un « émir » d’Al-Mourabitoune. « J’ai demandé si cette opportunité pouvait me procurer de l’argent. Il m’a répondu par l’affirmative. » A l’insu de ses parents, le garçon part alors pour un camp d’entraînement dans la brousse. Il est formé au maniement des kalachnikovs, des lance-roquettes et des mitrailleuses en compagnie d’une vingtaine d’autres jeunes. Sur place, il est heureux de constater que son chef a les moyens « d’acheter des bœufs et des moutons » pour les repas. Une fois le séjour achevé, il se voit gratifié « d’argent de poche » avant de rentrer au village : 125 000 francs CFA, soit 190 euros. Une somme inespérée.

Même les kamikazes recevaient de l’argent, assure « Ibrahim 10 », bravache : « Au cas où ils s’en sortent, c’est le règlement »

Le second explique pour sa part avoir rallié Al-Mourabitoune « car il ne restait plus un jeune de [son] âge au village ». « Ils avaient tous rejoint le Mujao [Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest] », détaille-t-il. Les deux groupes terroristes fusionnent effectivement à cette époque. « Nous sommes pêcheurs, et comme on ne gagnait pas assez notre vie, nous les avons suivis pour l’argent que nous promettaient ceux qui nous recrutaient », ajoute-t-il.

La récompense de son engagement sera une Mobylette. Avec elle, il est rapidement chargé de diverses missions à travers le Mali : là chercher des armes, ici louer une cache, là encore repérer une cible. Mais il n’est jamais averti des tenants et aboutissants de toutes ses opérations.

Les liasses de billets qu’il est amené à brasser pour cette logistique l’impressionnent. Une fois, il est récompensé par 50 000 francs CFA pour « s’acheter ce qu’il veut ». Une autre, il reçoit 200 000 francs CFA pour « aller se marier ». Mais lorsqu’il ose, un jour, décliner une mission, craignant des difficultés, il se voit accusé de « ne pas vouloir travailler ». Des méthodes dont « Ibrahim 10 » ne rougit pas. Même les kamikazes recevaient de l’argent, assure-t-il, bravache : « Au cas où ils s’en sortent, c’est le règlement. » Ainsi, pour l’attaque de l’Hôtel Radisson Blu, à Bamako, en novembre 2015 (vingt-deux morts), les enquêteurs ont retrouvé entre 300 et 600 euros sur le corps de chacun des assaillants. Le « succès » de cette attaque permettra à Mokhtar Belmokhtar d’être nommé chef des opérations extérieures d’AQMI.

Dans cette guerre mouvante, l’argent coule à flots, mais la comptabilité se veut minutieuse. D’après « Ibrahim 10 », les chefs de cellule devaient rendre compte « tous les six mois » de l’état des finances. « Je notais toujours mes dépenses » quelque part, explique-t-il.

Lorsqu’il revient de sa dernière visite au « Vieux », en 2014, à Derna, en Libye, les bras chargés de « cadeaux », il dispose par exemple d’une liste précise des bénéficiaires. Sont en jeu des montres, des habits, des sandales en cuir, des GPS et un iPad. Idem pour les armes, dont le djihadiste rentre doté à cette occasion : des mines, des pains de TNT et des télécommandes. Ces explosifs serviront notamment, selon lui, le 14 juillet 2014, à faire exploser une voiture contre un convoi militaire français au Mali.

Des recrues sur « liste d’attente »

De façon générale, l’industrie djihadiste est facilitée par la faiblesse des contrôles étatiques et administratifs. A entendre « Ibrahim 10 », « moins de deux heures » suffisent pour obtenir de faux documents. Il n’y a aucune pièce à produire, si ce n’est le nom et la taille souhaités. Le tout pour seulement 15 000 FCFA (22 euros).

Le transport d’armes ne nécessite pas non plus de stratagèmes compliqués : « Il suffit d’arriver le premier à la gare routière pour se faire enregistrer. Comme ça la valise se trouve tout au fond avec des dizaines de bagages dessus. » Au fond, c’est avec les moyens de communication qu’il convient de respecter des précautions draconiennes. Ainsi, la haute hiérarchie d’Al-Mourabitoune n’échange que par l’intermédiaire d’individus de confiance, sorte de messagers « à l’ancienne ».

Dans ce contexte, la quête de nouvelles cibles est incessante. A peine une attaque est-elle revendiquée qu’« Ibrahim 10 » est en recherche d’autres objectifs. Certes, ses troupes sont limitées en nombre, mais le vivier des recrues potentielles est inépuisable, au point, dit-il d’établir des « listes d’attente ».

Le contexte social y est pour beaucoup. Chez les minorités ethniques, l’instrumentalisation du ressentiment vis-à-vis des Etats centraux joue à plein. Chez d’autres, c’est la rancœur contre les dégâts collatéraux des opérations militaires. Pour une attaque menée contre l’Hôtel Byblos, à Sévaré, au Mali, en août 2015 (vingt-deux morts), « Ibrahim 10 » raconte s’être vu « donner » un père dont le fils de 6 ans avait « été tué dans un raid » de « Barkhane » ciblant Al-Mourabitoune. L’homme mourra dans l’opération deux jours après son recrutement.

Une chambre de l’hôtel Byblos à Sévaré, au Mali,  après l’attaque du 8 août 2015.Une chambre de l’hôtel Byblos à Sévaré, au Mali,  après l’attaque du 8 août 2015.

Ce terrorisme débridé bute parfois sur la revendication des attentats. Face à la multitude de groupes en activité, difficile de s’assurer de la paternité de toutes les actions. « Ibrahim 10 » en fait l’expérience en mars 2016, lors d’une attaque contre le quartier général d’une mission de l’Union européenne, à Bamako. L’assaillant, un jeune Peul malien choisi par ses soins, part à l’assaut précipitamment avant même qu’une photo de lui n’ait pu être prise. Faute d’éléments attestant de son identité, l’attaque – dont le kamikaze est la seule victime – ne sera pas revendiquée : l’agence de propagande d’Al-Mourabitoune, basée en Mauritanie, « n’avait pas assez d’éléments », regrette le terroriste.

C’est d’ailleurs à une « erreur » commise lors de cette dernière opération qu’il pense devoir son arrestation. Un de ses « petits » aurait semble-t-il oublié de se débarrasser d’un téléphone ayant déjà servi, et repéré des services de renseignement… S’il avait eu une grenade sur lui, le djihadiste endurci – toujours en détention provisoire, à l’heure actuelle, au Mali – assure qu’il se serait suicidé : « Mais j’ai compris que c’était fini. J’ai rendu grâce à Dieu en lui demandant de me montrer la voie. » Au policier qui le questionne sur d’éventuels remords, vis-à-vis des quarante et un morts à son actif, il répond aussi, tranchant : « Je ne regrette absolument pas mes actes. Je l’ai fait pour Dieu. » Mokhtar Belmokhtar, lui, aurait été tué en novembre 2016, dans une frappe en Libye.

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